« Sortir en mer quand rentrent les autres. » Telle pourrait être la devise des Sauveteurs en Mer. En creux, elle dit : risque calculé, mais risque accepté de perdre sa vie pour en sauver une autre. C’était le cas dans la nuit du 29 au 30 novembre 2018 pour sauver un couple d’Allemands à bord de son voilier Momo (10 mètres) en perdition près du banc de Chevrier dans la passe sud de sortie de la Gironde.
« C’est un mauvais coin », explique Arnaud Gayrin, patron suppléant de la SNS 162 Sieur de Mons. Il le sait bien. Patron à la pêche, c’est là qu’il va pour le bar. « Venue du large, poursuit-il, la houle casse sur le banc en longues déferlantes qui vous happent au surf puis s’effondrent comme un ascenseur dont le câble aurait lâché, précipitant votre embarcation d’une crête élevée à un creux profond. ». Les bars aiment. Les hommes
moins. Surtout de nuit. Surtout quand la mer est à force 5, les creux de 5 mètres, le vent de sud-ouest à 5, avec des grains qui se succèdent tandis que la marée descendante se heurte avec le vent venu du large… Une marmite en ébullition.
La situation est désespérée pour ce couple d’Allemands à bord de son voilier pris dans la tempête en pleine nuit
Parti d’Arcachon, Momo, sous toile réduite, n’a qu’une hâte : échapper à cette violence, gagner un mouillage sûr, enfin calme. Soudain, Momo n’en peut plus. Son mât s’effondre. Son skipper passe à la mer. Choquée, sa femme Pamela se maîtrise assez pour déclencher la balise. À des milliers de kilomètres, la station MRCC de Brême, où Momo est immatriculé, capte le signal et informe le CROSS Etel, l’ange gardien du littoral atlantique du Guilvinec à Hendaye. Pamela est aussitôt jointe par téléphone ; sa situation désespérée évaluée en un instant. Avec un homme à la mer, il faut faire vite, et engager d’importants moyens.
Deux canots de sauvetage : la SNS 162 Sieur de Mons, de Royan, et le SNS 085 Madeleine Dassault, de Port-Médoc, près du Verdon, les deux stations postées en sentinelle par la SNSM à l’embouchure de la Gironde. Plus trois hélicoptères : d’abord Dragon 17 qui, déjà en l’air de retour de mission, propose ses services, mais devra bientôt décrocher, faute d’avoir assez de carburant. Et Dragon 33, qui lui aussi décrochera assez vite. Trop de machines dans le ciel, c’est risquer la collision, surtout par ce temps. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne peuvent hélitreuiller cette nuit. Leur utilité demeure pourtant précieuse : être les yeux
des canots de la SNSM, localiser Momo, repérer le skipper à la mer, donner des coordonnées exactes.
Un canotier de la SNSM passe par-dessus bord en pleine intervention
Prudent, le chef de quart au CROSS Etel engage aussi l’hélicoptère Raffut, de l’armée de l’air, basé à Cazaux. Cette machine bruyante et gloutonne – 800 litres de kérosène à l’heure – ressemble à un gros hanneton. Version du Super Puma, soit onze tonnes mues par deux turbines de 2 413 chevaux, capable de se déplacer dans un rayon de 850 km à 285 km/h, et équipé SAR (Search and Rescue), l’acronyme anglo-saxon pour « recherche et sauvetage ». Outre des moyens électroniques sophistiqués, il dispose d’appareils de vision de nuit et d’un détecteur de chaleur humaine.
Maintenant seul sur zone, Raffut, code d’appel radio de l’engin, a tôt fait de repérer puis d’hélitreuiller le skipper allemand. Dans la large cabine de l’appareil, l’équipe médicale embarquée ne peut rien pour lui : il est décédé. Au tour de Pamela, sa femme, d’être extraite de Momo. D’ailleurs, la disparition du mât favorise la manœuvre : ses flèches et le balancement du mât ne risquent plus d’accrocher le câble de treuillage. Non, ce ne sera pas tout de suite, car la SNS 162 lance justement un mayday : l’un de ses canotiers est tombé à la mer ! Il dérive. Entraîné par le courant, il est déjà à 200 mètres du canot.
Explication. Après avoir inspecté deux des trois coordonnées précisées par le CROSS Etel grâce aux Dragon, la SNS 162 fait route vers Momo. Bientôt, il l’a en vue. « D’un coup, racontera Arnaud Gayrin qui assurait le pilotage, notre vedette a surfé sur une longue déferlante. Quand la crête s’est effondrée, elle s’est quasiment arrêtée net puis, sous des tonnes d’eau, s’est couchée sur son flanc tribord. Dans la timonerie, on s’est accroché comme on a pu. Pourtant casqué, l’un de nous s’est retrouvé avec un énorme hématome et un œil au beurre noir. Les hublots tribord de la timonerie donnaient sur l’eau et le fond. Allions-nous faire le tour ? » Pour un bref instant, la vedette autoredressable – 14,80 m de long – est le jouet d’une mer furieuse. « On n’était pas loin, confirme Jacques Vigouroux, le radionavigateur embarqué sur la SNS 085. On l’a vue se coucher au point que son toit était à la verticale. On lisait parfaitement l’indicatif radio qui y est peint ! » Arnaud a confiance ; il sait que la vedette retrouvera forcément ses lignes. Son souci n’est pas là : sur son pont, il a aussi deux canotiers en veille attentive, car les grains et les paquets de mer qui s’écrasent sur les vitres de la timonerie brouillent l’observation.
Facteur aggravant : tout juste 50 mètres de visibilité dans cette nuit noire. L’un des veilleurs est à l’arrière, l’autre à l’avant. Chacun a passé un harnais de sécurité et en a croché la longe à une ligne de vie. Le vieil adage dit : « Une main pour toi, l’autre pour le bateau. » Cette nuit, sur la mer qui bouillonne, c’est deux mains. Pourtant, sous le choc monstrueux, ils sont passés à l’eau : leurs mains ont lâché, leur longe a cédé. Du jamais-vu*. Celui de l’arrière a une chance inouïe. À peine tombé à l’eau, une vague généreuse le repose à quatre pattes sur le pont ! Vite, ses camarades l’entraînent dans la timonerie. Il est sonné, contusionné, mais soulagé. « Ce n’est pas passé loin », pense chacun.
Pour l’autre veilleur, Jean-Michel Gabard, ancien demi de mêlée, canotier depuis tout juste deux mois, la situation est « délicate ». Tandis que le courant (5 nœuds) l’éloigne de la vedette, ses collègues fixent sur lui le faisceau de leur projecteur : surtout ne pas le perdre de vue dans cette nuit terrible !
« À bord, poursuit Arnaud Gayrin, j’ai tout de suite débrayé pour dériver avec Jean-Michel. Et j’ai saisi le micro qui se balançait au bout de son fil pour informer le CROSS Etel qui a dérouté Raffut sur Jean-Michel. Lui est resté étonnamment calme et méthodique. D’abord il a allumé sa lampe à éclats, nous en portons tous une. Ensuite, soutenu par son gilet, il a fait de grands mouvements posés avec ses bras, comme à l’exercice. Sa lampe, et les bandes réfléchissantes de sa veste de quart nous ont aidés à toujours garder notre projecteur sur lui. »
Raffut prend le relais. Presque en stationnaire, il illumine Jean-Michel, envoie son plongeur et treuille les deux hommes en sécurité. Soulagement à bord de la SNS 162 : Jean-Michel aura passé à peine neuf minutes dans l’eau à 12°C. Soulagement aussi pour les sauveteurs du SNS 085 et ceux restés à terre à Royan et Port-Médoc qui, par VHF, suivent depuis le début les péripéties de cette difficile intervention. Avec cinq moyens engagés (deux canots SNSM et jusqu’à trois hélicoptères), plus le CROSS Etel, le canal dédié était encombré. « Presque trop, remarquera Arnaud Gayrin. Tous ces messages quand il faut aussi gérer une vedette dans des conditions difficiles… Par moment, on en perdrait presque le fil. »
Le sauveteur sauvé, Raffut revient vers Momo et Pamela. Rassurant, le SNS 085 – canot tous temps de 17,60 mètres – s’en tient tout proche. « Cependant, il n’était pas question pour nous d’aborder le voilier, précise son patron. Ça aurait été un truc à tout casser. Le voilier comme notre canot. Injouable dans ces conditions. » L’extraction de Pamela est menée par le
plongeur et le treuilliste : c’est leur troisième et dernier aller-retour de la nuit. Dans la lumière blafarde de la vaste cabine, à l’équipe médicale d’accueillir Pamela encore terrifiée. À cette équipe aussi de trouver les mots pour lui annoncer, par-dessus le vacarme des turbines, la mort de son mari, étendu là tout près d’elle, tandis que l’hélicoptère met le cap sur Bordeaux et l’hôpital des armées Robert-Pique. Jean-Michel sera vite relâché : hors quelques bleus, il ne souffre de rien. Pas plus qu’après un match de rugby…
Femme de courage, Pamela saura, quelques jours plus tard, adresser via le Seenotretter, l’équivalant allemand de la SNSM, une lettre de remerciements à tous ses sauveteurs. Elle y dit sa peur et son immense chagrin. Elle y dit son admiration pour les sauveteurs « qui se sont aussi retrouvés dans un danger mortel, mais qui ont été sauvés et se portent bien. Tous ont réussi un exploit. Ils sont formidables d’accepter de se mettre ainsi en danger ». Et de conclure : « Depuis des années, mon mari donnait pour le secours en mer. Je continuerai à l’avenir. » Élégant.
* De nouvelles longes ont été développées et délivrées à l’issue de cet accident afin de garantir le plus haut niveau de sécurité des bénévoles de la SNSM.
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Nos sauveteurs sont équipés et entraînés pour effectuer ce type de sauvetage. Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !
Article rédigé par Patrick Moreau dans le magazine Sauvetage n°147 (1er trimestre 2019)
Équipages engagés
SNS 162 Sieur de Mons
Patron suppléant : Arnaud Gayrin
Sous-patron : Cédric Mourier
Canotiers : Jean-Michel Gabard, Didier Herlin, Yohann Pommier, Didier Victor
SNS 085 Madeleine Dassault
Patron : Michel Peyruse
Radio : Jacques Vigouroux
Mécanicien : Jean-Pierre Rabenne
Canotiers : Fabien Figerou, Sylvain Moreau, Francis Soubirou