Un sauveteur en mer projeté par-dessus bord lors d'une intervention de sauvetage en Gironde

Une mer violente devant l’es­tuaire de la Gironde. Un couple d’Al­le­mands en perdi­tion sur son voilier. Deux canots SNSM et trois héli­co­ptères enga­gés par le CROSS Etel. Puis l’ac­ci­dent dans l’ac­ci­dent : sa longe brisée quand le canot se couche sous une défer­lante, un sauve­teur passe par-dessus bord. Lui et la passa­gère du voilier seront sauvés. Pas le skip­per. Récit d’une opéra­tion diffi­cile et dange­reuse surve­nue en novembre 2018.

Phare de Cordouan en Gironde
La passe située au sud du phare de Cordouan, peu profonde, aux balises peu nombreuses et non éclairées, ne peut être pratiquée que par des petits bateaux de pêche ou de plaisance. Elle est déconseillée de nuit, encore plus par mauvais temps et houle établie ©Jacques Rouaux API Photo

« Sortir en mer quand rentrent les autres. » Telle pour­rait être la devise des Sauve­teurs en Mer. En creux, elle dit : risque calculé, mais risque accepté de perdre sa vie pour en sauver une autre. C’était le cas dans la nuit du 29 au 30 novembre 2018 pour sauver un couple d’Al­le­mands à bord de son voilier Momo (10 mètres) en perdi­tion près du banc de Chevrier dans la passe sud de sortie de la Gironde.

« C’est un mauvais coin », explique Arnaud Gayrin, patron suppléant de la SNS 162 Sieur de Mons. Il le sait bien. Patron à la pêche, c’est là qu’il va pour le bar. « Venue du large, pour­suit-il, la houle casse sur le banc en longues défer­lantes qui vous happent au surf puis s’ef­fondrent comme un ascen­seur dont le câble aurait lâché, préci­pi­tant votre embar­ca­tion d’une crête élevée à un creux profond. ». Les bars aiment. Les hommes
moins. Surtout de nuit. Surtout quand la mer est à force 5, les creux de 5 mètres, le vent de sud-ouest à 5, avec des grains qui se succèdent tandis que la marée descen­dante se heurte avec le vent venu du large… Une marmite en ébul­li­tion.

La situa­tion est déses­pé­rée pour ce couple d’Al­le­mands à bord de son voilier pris dans la tempête en pleine nuit

Parti d’Ar­ca­chon, Momo, sous toile réduite, n’a qu’une hâte : échap­per à cette violence, gagner un mouillage sûr, enfin calme. Soudain, Momo n’en peut plus. Son mât s’ef­fondre. Son skip­per passe à la mer. Choquée, sa femme Pamela se maîtrise assez pour déclen­cher la balise. À des milliers de kilo­mètres, la station MRCC de Brême, où Momo est imma­tri­culé, capte le signal et informe le CROSS Etel, l’ange gardien du litto­ral atlan­tique du Guil­vi­nec à Hendaye. Pamela est aussi­tôt jointe par télé­phone ; sa situa­tion déses­pé­rée évaluée en un instant. Avec un homme à la mer, il faut faire vite, et enga­ger d’im­por­tants moyens.

Deux canots de sauve­tage : la SNS 162 Sieur de Mons, de Royan, et le SNS 085 Made­leine Dassault, de Port-Médoc, près du Verdon, les deux stations postées en senti­nelle par la SNSM à l’em­bou­chure de la Gironde. Plus trois héli­co­ptères : d’abord Dragon 17 qui, déjà en l’air de retour de mission, propose ses services, mais devra bien­tôt décro­cher, faute d’avoir assez de carbu­rant. Et Dragon 33, qui lui aussi décro­chera assez vite. Trop de machines dans le ciel, c’est risquer la colli­sion, surtout par ce temps. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne peuvent héli­treuiller cette nuit. Leur utilité demeure pour­tant précieuse : être les yeux
des canots de la SNSM, loca­li­ser Momo, repé­rer le skip­per à la mer, donner des coor­don­nées exactes.

Un cano­tier de la SNSM passe par-dessus bord en pleine inter­ven­tion

Prudent, le chef de quart au CROSS Etel engage aussi l’hé­li­co­ptère Raffut, de l’ar­mée de l’air, basé à Cazaux. Cette machine bruyante et glou­tonne – 800 litres de kéro­sène à l’heure – ressemble à un gros hanne­ton. Version du Super Puma, soit onze tonnes mues par deux turbines de 2 413 chevaux, capable de se dépla­cer dans un rayon de 850 km à 285 km/h, et équipé SAR (Search and Rescue), l’acro­nyme anglo-saxon pour « recherche et sauve­tage ». Outre des moyens élec­tro­niques sophis­tiqués, il dispose d’ap­pa­reils de vision de nuit et d’un détec­teur de chaleur humaine.

Main­te­nant seul sur zone, Raffut, code d’ap­pel radio de l’en­gin, a tôt fait de repé­rer puis d’hé­li­treuiller le skip­per alle­mand. Dans la large cabine de l’ap­pa­reil, l’équipe médi­cale embarquée ne peut rien pour lui : il est décédé. Au tour de Pamela, sa femme, d’être extraite de Momo. D’ailleurs, la dispa­ri­tion du mât favo­rise la manœuvre : ses flèches et le balan­ce­ment du mât ne risquent plus d’ac­cro­cher le câble de treuillage. Non, ce ne sera pas tout de suite, car la SNS 162 lance juste­ment un mayday : l’un de ses cano­tiers est tombé à la mer ! Il dérive. Entraîné par le courant, il est déjà à 200 mètres du canot.

Expli­ca­tion. Après avoir inspecté deux des trois coor­don­nées préci­sées par le CROSS Etel grâce aux Dragon, la SNS 162 fait route vers Momo. Bien­tôt, il l’a en vue. « D’un coup, racon­tera Arnaud Gayrin qui assu­rait le pilo­tage, notre vedette a surfé sur une longue défer­lante. Quand la crête s’est effon­drée, elle s’est quasi­ment arrê­tée net puis, sous des tonnes d’eau, s’est couchée sur son flanc tribord. Dans la timo­ne­rie, on s’est accro­ché comme on a pu. Pour­tant casqué, l’un de nous s’est retrouvé avec un énorme héma­tome et un œil au beurre noir. Les hublots tribord de la timo­ne­rie donnaient sur l’eau et le fond. Allions-nous faire le tour ? » Pour un bref instant, la vedette auto­re­dres­sable – 14,80 m de long – est le jouet d’une mer furieuse. « On n’était pas loin, confirme Jacques Vigou­roux, le radio­na­vi­ga­teur embarqué sur la SNS 085. On l’a vue se coucher au point que son toit était à la verti­cale. On lisait parfai­te­ment l’in­di­ca­tif radio qui y est peint ! » Arnaud a confiance ; il sait que la vedette retrou­vera forcé­ment ses lignes. Son souci n’est pas là : sur son pont, il a aussi deux cano­tiers en veille atten­tive, car les grains et les paquets de mer qui s’écrasent sur les vitres de la timo­ne­rie brouillent l’ob­ser­va­tion.

Facteur aggra­vant : tout juste 50 mètres de visi­bi­lité dans cette nuit noire. L’un des veilleurs est à l’ar­rière, l’autre à l’avant. Chacun a passé un harnais de sécu­rité et en a croché la longe à une ligne de vie. Le vieil adage dit : « Une main pour toi, l’autre pour le bateau. » Cette nuit, sur la mer qui bouillonne, c’est deux mains. Pour­tant, sous le choc mons­trueux, ils sont passés à l’eau : leurs mains ont lâché, leur longe a cédé. Du jamais-vu*. Celui de l’ar­rière a une chance inouïe. À peine tombé à l’eau, une vague géné­reuse le repose à quatre pattes sur le pont ! Vite, ses cama­rades l’en­traînent dans la timo­ne­rie. Il est sonné, contu­sionné, mais soulagé. « Ce n’est pas passé loin », pense chacun.

Pour l’autre veilleur, Jean-Michel Gabard, ancien demi de mêlée, cano­tier depuis tout juste deux mois, la situa­tion est « déli­cate ». Tandis que le courant (5 nœuds) l’éloigne de la vedette, ses collègues fixent sur lui le fais­ceau de leur projec­teur : surtout ne pas le perdre de vue dans cette nuit terrible !

« À bord, pour­suit Arnaud Gayrin, j’ai tout de suite débrayé pour déri­ver avec Jean-Michel. Et j’ai saisi le micro qui se balançait au bout de son fil pour infor­mer le CROSS Etel qui a dérouté Raffut sur Jean-Michel. Lui est resté éton­nam­ment calme et métho­dique. D’abord il a allumé sa lampe à éclats, nous en portons tous une. Ensuite, soutenu par son gilet, il a fait de grands mouve­ments posés avec ses bras, comme à l’exer­cice. Sa lampe, et les bandes réflé­chis­santes de sa veste de quart nous ont aidés à toujours garder notre projec­teur sur lui. »

Raffut prend le relais. Presque en station­naire, il illu­mine Jean-Michel, envoie son plon­geur et treuille les deux hommes en sécu­rité. Soula­ge­ment à bord de la SNS 162 : Jean-Michel aura passé à peine neuf minutes dans l’eau à 12°C. Soula­ge­ment aussi pour les sauve­teurs du SNS 085 et ceux restés à terre à Royan et Port-Médoc qui, par VHF, suivent depuis le début les péri­pé­ties de cette diffi­cile inter­ven­tion. Avec cinq moyens enga­gés (deux canots SNSM et jusqu’à trois héli­co­ptères), plus le CROSS Etel, le canal dédié était encom­bré. « Presque trop, remarquera Arnaud Gayrin. Tous ces messages quand il faut aussi gérer une vedette dans des condi­tions diffi­ci­les… Par moment, on en perdrait presque le fil. »

Le sauve­teur sauvé, Raffut revient vers Momo et Pamela. Rassu­rant, le SNS 085 – canot tous temps de 17,60 mètres – s’en tient tout proche. « Cepen­dant, il n’était pas ques­tion pour nous d’abor­der le voilier, précise son patron. Ça aurait été un truc à tout casser. Le voilier comme notre canot. Injouable dans ces condi­tions. » L’ex­trac­tion de Pamela est menée par le
plon­geur et le treuilliste : c’est leur troi­sième et dernier aller-retour de la nuit. Dans la lumière blafarde de la vaste cabine, à l’équipe médi­cale d’ac­cueillir Pamela encore terri­fiée. À cette équipe aussi de trou­ver les mots pour lui annon­cer, par-dessus le vacarme des turbines, la mort de son mari, étendu là tout près d’elle, tandis que l’hé­li­co­ptère met le cap sur Bordeaux et l’hô­pi­tal des armées Robert-Pique. Jean-Michel sera vite relâ­ché : hors quelques bleus, il ne souffre de rien. Pas plus qu’après un match de rugby…

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Au matin, les sauve­teurs de Royan tentent de récu­pé­rer le voilier alle­mand Momo qui s’est échoué sur un banc rocheux devant Vaux-sur-Mer à 10 milles du lieu du drame de la veille. ©SNSM

Femme de courage, Pamela saura, quelques jours plus tard, adres­ser via le Seeno­tret­ter, l’équi­va­lant alle­mand de la SNSM, une lettre de remer­cie­ments à tous ses sauve­teurs. Elle y dit sa peur et son immense chagrin. Elle y dit son admi­ra­tion pour les sauve­teurs « qui se sont aussi retrou­vés dans un danger mortel, mais qui ont été sauvés et se portent bien. Tous ont réussi un exploit. Ils sont formi­dables d’ac­cep­ter de se mettre ainsi en danger ». Et de conclure : « Depuis des années, mon mari donnait pour le secours en mer. Je conti­nue­rai à l’ave­nir. » Élégant.

* De nouvelles longes ont été déve­lop­pées et déli­vrées à l’is­sue de cet acci­dent afin de garan­tir le plus haut niveau de sécu­rité des béné­voles de la SNSM.

Lire aussi «  Rapport d’enquête BEA MER suite au démâ­tage et homme à la mer à bord du voilier Momo  »

Nos sauve­teurs sont équi­pés et entraî­nés pour effec­tuer ce type de sauve­tage. Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !

Article rédigé par Patrick Moreau dans le maga­zine Sauve­tage n°147 (1er trimestre 2019) 

 


Équi­pages enga­gés

SNS 162 Sieur de Mons

Patron suppléant : Arnaud Gayrin

Sous-patron : Cédric Mourier

Cano­tiers : Jean-Michel Gabard, Didier Herlin, Yohann Pommier, Didier Victor

SNS 085 Made­leine Dassault

Patron : Michel Peyruse

Radio : Jacques Vigou­roux

Méca­ni­cien : Jean-Pierre Rabenne

Cano­tiers : Fabien Fige­rou, Sylvain Moreau, Fran­cis Soubi­rou